Je ne me cache ni sous la couette du lit ni dans le garde-robe de ma chambre. Je ne place pas non plus les mains sur mes oreilles. C'est inutile. Où que je sois dans cette maison, qui ne sera jamais assez grande pour me permettre de les fuir, je les entends, ces cris. Je les vois aussi. Ils s'abattent sourdement sur mon corps d'enfant. Du moins, c'est ce que je souhaite: sur moi, pas sur ma mère.
Mon père la menace. Il la bat. Il veut la tuer. Comme d'habitude. Comme chaque jour. Comme chaque semaine. Chaque fois est aussi dévastatrice que la première, que la seconde, que la vingtième et que toutes les dizaines d'autres qui suivront. Pourtant, je ne m'y ferai jamais. Il aura détruit bien des choses, cet homme à qui j'ai pardonné, mais pas cette partie d'humanité en moi.
Elle pleure, évite ses coups mais si mollement. On la dirait soumise, même dans la violence conjugale. Surtout dans la violence conjugale. «Pour le meilleur et pour le pire», avait précisé le curé. Savait-elle ce que serait ce pire? Si elle semblait s'y résigner en épouse fidèle aujourd'hui, aurait-elle dit «Oui, je le veux!» si on lui avait révélé qui elle marierait et l'avenir qui l'attendait de poings fermes?
Une fois, à la fin de sa vie, un peu avant que le cancer ne finisse par l'assassiner plus rapidement mon père, elle rebellera. En vain. Une tentative de divorce tuée dans l'oeuf, à grands coups de promesses cette fois-ci. Un soir, il est rentré du travail et la maison était morte. Silencieuse. Vide. Plus d'enfants à menacer et de femme à battre. L'ogre se retrouvait devant la table de la cuisine couverte de mots d'avocat. Du papier timbré. Des mises en demeure remise à la demeure. Une séparation à venir. Cruauté mentale. Un motif comme un autre. Légal. Timbrée, comme mon père la qualifiait. Folle, comme la colère qu'il a dû avoir en lisant le tout.
Pour ma part, on m'avait caché chez une de mes soeurs, partie dès ses 18 ans. J'acquérais soudainement le statut de réfugié familial. Un statut pas encore défini par l'ONU, mais ça viendra, j'en suis sûr. Ma soeur avait fui comme elle avait pu les horreurs de la guerre, en appartement dans le quartier Villeray. Moi, je continuais à aller à l'école, faisais mes devoirs et mes leçons. Par contre, là s'arrêtaient les similitudes avec ma vie d'avant. Il n'y avait plus cris, plus douleur. Il restait cependant la peur. Qu'il me retrouve. Qu'il m'arrache à cet endroit si tranquille. Qu'il me kidnappe pour me ramener à son monde de haine.
Cette peur et toutes les peurs qui seront sa descendance empoisonnée ne partiront jamais. Elles prendront différentes formes, différents visages, me grugeront de l'intérieur et guideront mes choix pour des années à venir. En fait, elles seront moi jusqu'à tout récemment. Sauf que, pour l'instant, ma soeur et sa colocataire Manon me donnaient un amour et une attention comme je n'en avais jamais connues.
Le Paradis a duré trois jours. Trois longs jours si courts. Mon père connaissait l'état de ma mère. Il savait le peu de temps qui lui restait à vivre. De toute façon, il aurait répondu ce qu'il fallait pour la convaincre de laisser tomber ses recours judiciaires, maladie ou pas. Mais là, il avait sa bonne conscience pour lui: il évitait à ses enfants une rupture inutile. Ma famille dysfonctionnelle revenait à la normale.
Alors que je suis dans ma chambre, ma mère ne fait que pleurer, résister aux assauts violent de mon père à coups de larmes. Puis, surviennent ces hurlements, aigus, stridents, pas plus rassurants. Ceux de mes soeurs. Elles défendent ma mère du mieux qu'elles le peuvent contre cet ouragan paternel de haine et de colère. J'ai déjà voulu intervenir de mes faibles poings de six ans, mais on m'a renvoyé dans ma chambre. Ma place n'est pas là, sauf que la violence, elle, est partout, me rejoint, peu importe où je suis. Je ne bouge donc pas. À quoi cela servirait-il? Je deviens une statue immobile qui ne pleure pas. Qui ne réagit pas. Qui ne vit pas. Mais qui entend, imagine et pense. Terriblement. Une roche nerveuse et sans vie qui trésaille au moindre vent.
Soudain, la paix tombe sur la maison. Aussi brutalement que les coups plus tôt. Sans autre raison qu'un rapport de force qui a changé temporairement de camp, à moins que les combattants ne soient épuisés. Ils reprennent leur souffle, je l'imagine, et moi, je retiens le mien. De quel côté ira la tempête?
Cette paix est une paix lourde. D'une violence insidieuse. Où rien n'est réglé. Le calme recouvre les cris qui résonneront pendant des années dans ma tête, mais d'un manteau pesant, rouge sans être sanglant. Un oeil exercé verrait. Les cicatrices qui n'existent pas sur mon corps. La peur de déplaire. La recherche d'être aimé. La persévérance même dans l'absolue démence. La dépendance. Est-ce que je me sens coupable, assis sur le lit de la pièce qui vibre encore des cris que j'ai entendus? Non. Simplement, je sais déjà que tout cela n'est pas normal. Enfin, une partie de l'enfant que je suis le sait. Mais l'autre, plus grande, ignore quoi faire.
Est-ce que je me sens coupable de vivre dans cette violence, de manifestement ne pas être aimé, de ne pas être aimable? Non. Bien sûr que non. Je suis aimé. Je suis aimable. Et surtout, je suis un enfant qui se ment pour survivre. Parce que c'est le seul moyen qu'il ait trouvé pour ne pas complètement mourir. Ou devenir fou. Et craquer à jamais.
10 commentaires:
Je suis bouleversée...
C'est bouleversant. Tu revisites particulièrement tes sombres souvenirs on dirait. Je te souhaite de la douceur et une plus grande paix.
Parfois, il faut replonger pour comprendre.
Oui, mais dans tout ça, faut aussi se donner des répits. Fais attention à toi.
Votre texte est courageux, sincère mais le titre n'est pas bon. Vous n'êtes pas l'enfant de l'ogre. Les gènes que nous possédons à la naissance sont un savant mélange de plusieurs générations avant nous et je cois que se définir par rapport seulement à notre géniteur est une erreur. Beethoven a eu un père ivrogne et intransigeant alors que lui s'est occupé avec générosité de ses deux seuls frères survivants. Beethoven n'est pas le fils d'un ogre, il est un des plus grands compositeurs de musique dans l'histoire du monde.
Autreprof: dans une certaine mesure, on m,a refusé le répit. Alors, aussi bien y aller pour de bon.
Gillac: je partage votre point de vue. La filiation peut être légale, familiale sans être plus que cela.
Faire chausser à l’enfant des bottes de sept lieues afin de l’aider à traverser cette vallée de larmes.
Faire lire à l’homme « le compagnon secret » de J.Conrad pour qu'il trouve l’apaisement avec cet autre lui-même.
Faire chausser à l’enfant des bottes de sept lieues afin de l’aider à traverser cette vallée de larmes.
Faire lire à l’homme « le compagnon secret » de J.Conrad pour qu'il trouve l’apaisement avec cet autre lui-même.
Un tel déploiement d'introspection de souvenirs vaut plusieurs thérapies chez un psy.
Le répit, c'est nous qui nous le donnons : pas les autres. Si on attend après les autres pour l'avoir, on n'aura jamais rien. Penses-y PM.
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