Nous étions les sept enfants assis côte à côte sur le même banc dans cette église où nous avions presque tous été baptisés et confirmés. Peut-être un jour y célèbrerions-nous aussi nos funérailles hypocritement catholiques romaines. Pour les gens qui nous observaient, mes frères, mes soeurs et moi formions un mur uni dans la douleur et sourd dans le silence. Une mère décédée du cancer, un mari éploré, des enfants maintenant orphelins: l'image était l'exemple parfait de la photographie en noir et blanc qui aurait pu servir à illustrer un deuil, une future première page du magazine Time qui aurait été inscrite en compétition pour un obscur prix la révélant au regard du monde entier. Un exemple parfait, à une nuance près.
Les journées qui ont suivi la mort de ma mère avaient été parmi les plus étranges de ma jeune vie. Mon père était devenu soudainement très présent. Un peu comme si l'ogre se transformait en agneau doucereux. Sa présence était plus qu'inquiétante: elle était même suspecte. Que nous voulait-il? Pourquoi semblait-il s'intéresser à nous? Depuis quand savait-il même sourire? Comment lui faire confiance quand aucun lien positif ne nous unissait?
Pour la première fois, nous mangions tous au restaurant en famille. Même à la maison une telle chose était exceptionnelle et réservée à des événements annuels comme Noël et le Jour de l'An. Et encore. Cette mort maternelle ressemblait paradoxalement au début d'une nouvelle vie, à un second souffle. Autour de moi, les gens se pressaient, m'écoutaient, me regardaient. Je me sentais presque coupable de toute l'attention qu'on m'accordait, de ces émotions partagées, de ces regards compatissants et appuyés. Le décès de ma mère, devenu un moment merveilleux et rassembleur, n'avait qu'un seul défaut: il ne pouvait se reproduire. Et j'étais cependnat trop naïf pour le comprendre et gouter pleinement tout ce qu'il entrainait, l'espace de quelques jours, avec lui. Le temps passant, son effet s'estomperait et les membres de mon entourage passeraient à d'autres chapitres plus intéressants de leur vie, qu'ils en aient vraiment eu une ou pas.
Au salon funéraire, le couvercle du cercueil de ma mère demeura fermé, emportant avec lui une dernière possibilité de me recueillir auprès de celle qui n'existait pas. À quoi bon s'agenouiller ou prier devant une boite de bois abstraite et froide? Ce lieu fut néanmoins l'occasion de nombreux miracles. Ma mère décédée, des morts ressuscitaient de partout. En effet, une famille élargie, nombreuse et inconnue, fit son apparition, le temps d'offrir des sympathies d'une main molle. Des oncles, des tantes, des cousins, des cousines dont je ne connaissais ni l'existence ni les noms... Mon père, s'étant chicané avec sa famille et celle de ma mère, avait créé un vide autour de lui et de nous. Je réalisais que mes frères et soeurs étaient des pestiférés dont on ne s'approchait plus depuis des années.
C'est également au salon funéraire que j'ai appris à réciter mes premières phrases rationnelles et absurdes. Elle était tellement malade. J'étais, au fond et au-dessus, ni plus ni moins un perroquet bien dressé par un entourage qui ne savait pas exprimer ses émotions et encore moins les vivre. C'est mieux pour elle. Je répétais sans cesse les clichés et les lieux communs avec l'aisance d'un politicien en campagne électorale qui sait sincèrement qu'il ment sincèrement. Elle est plus heureuse là où elle est. Après tout, de quel droit aurais-je brisé cette belle et toute neuve harmonie familiale? C'est mieux comme ça. Bien sûr, à douze ans, on accepte la mort de sa mère avec sérénité et philosophie. C'est un peu comme une libération.
Aux funérailles de ma mère, mes frères, mes soeurs et moi formions un mur uni dans la douleur et sourd dans le silence. Une mère décédée du cancer, un mari éploré, des enfants maintenant orphelins: l'image était l'exemple parfait de la photographie en noir et blanc qui aurait pu servir à illustrer un deuil, une future première page du magazine Time qui aurait été inscrite en compétition pour un obscur prix la révélant au regard du monde entier. Un exemple parfait, à une nuance près: aucun des enfants ne pleurait. Aucun larme. Aucune émotion apparente. Lorsque j'ai senti les sanglots monter en moi, une voix me rappela alors durement à l'ordre: «Ne braille pas. Si tu brailles, on va tous brailler aussi.» Sois solidaire et tais-toi. J'aimais ma famille plus que je ne m'aimais.
Une chape de ciment venait de s'abattre sur ce que je pouvais ressentir. J'étais un réacteur nucléaire en fusion enfermé dans un sarcophage tchernobylien. Ma mère et moi: chacun sa boite. Alors, je me suis tu. Et c'est à partir de ce moment que je me suis aussi lentement tué.
2 commentaires:
Cette rétrospection vous permet de mieux vous comprendre et à vos connaissances, anciens amis et proches, de mieux vous comprendre. Vous étiez, et êtes encore, une énigme pour certaines personnes.
Je ne peux qu'admirer cette prose et cette lucidité ressemble à un premier rayon de soleil pénétrant une forêt un peu sombre...
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