Une année, j'ai connu un élève qui manipulait ses collègues de classe en affirmant qu'il était suicidaire. Il racontait ses envies de mort, ses scénarios morbides pour en finir avec la vie. Vous comprenez l'effet puissamment négatif qu'il exerçait sur les autres. Chacun se sentait coupable quand il n'allait pas bien; tous portaient constamment attention à sa personne, à ses humeurs. Il régnait en quelque sorte sur un groupe qui avait déjà connu d'autres malheurs et qui était très fragile.
Une bonne journée, alors que j'enseignais en classe, j'ai été appelé d'urgence à intervenir auprès de lui alors qu'il s'était embarré dans une cabine des toilettes. J'ai passé une heure à jaser, à discuter, à tenter de le raisonner. Il est finalement sorti de sa réclusion et a été confié aux ambulanciers qui attendaient de l'amener à un hôpital disposant d'une section psychiatrique.
Avant d'embarquer dans l'ambulance, je lui dis: «Prends soin de toi.» Ce dernier m'a alors répondu: «Ne t'inquiète pas: je sais quoi exactement leur répondre pour avoir la paix. On se revoit dans deux jours.» Comme de fait, deux jours plus tard, il était de retour en classe et reprenait son manège. Le gamin était intelligent, très intelligent.
Il ne fait aucun doute que cet élève était manipulateur. Mon entourage comprenait mal que je lui accorde tant d'importance. Une blonde bourgeoise et pincée d'Outremont m'a quitté pour cela et j'ai fini l'année en burn out, plongeant ironiquement à mon tour dans des idées suicidaires. Je n'ai jamais regretté mes actions parce qu'elle était en accord avec mes valeurs comme enseignant. Lorsqu'on me répliquait que ce jeune ne méritait pas mon attention parce qu'il était manipulateur, j'ai toujours eu deux pensées dans mon esprit:
- il faut être drôlement fêlé pour manipuler les autres de la sorte. Ses actions montraient bien sa folie et ce n'est pas parce qu'il contrôlait les autres qu'il était nécessairement responsable des actions qu'il posait et qu'il distinguait le bien du mal.
- le danger avec quelqu'un manipulateur de la sorte est qu'il finisse par croire lui-même à ses propres mensonges et passe à l'acte.
Voilà. Cette anecdote est en lien avec le billet précédent.
5 commentaires:
Dans vos 2 derniers billets vous soulevez plusieurs questions importantes tels:1- l'équilibre entre la compassion et la naïveté 2-la place du simple citoyen dans un système de justice plutôt laxiste (ex. procès et plaidoieries trop longue créant un phénomène de contagion émotionnelle) 3- la dévalorisation de la psychiatrie comme outil au service d'une thèse. Deux bons textes modérés qui supportent la réflexion et bien écrits à part ça.
Je suis bien d'accord avec toi. Le rôle du prof n'est pas non plus de porter un jugement si un élève mérite ou non notre attention. On en donne avec sincérité et souci.
L'agissement de l'élève indique un mal-être et un immense besoin d'attention. C'est hyper maladroit et inadéquat, soit, mais ça demeure important de ne pas abandonner l'enfant là-dedans, du moins, c'est mon avis.
Cela dit, comme enseignant, il faut aussi s'occuper de nous et trouver du soutien pour ne pas perdre trop notre équilibre.
Le manipulateur cible son manipulé et le fait parce que cela lui donne de l'importance. Il le fera tant et aussi longtemps que son manipulé sera docile. Quand le manipulé demandera de l'attention à son manipulateur, celui-ci se révoltera et changera de manipulé.
Cher PM,
J'espère juste que dans cette situation avec ce jeune vous n'ayez pas tout porté seul. On peut être celui avec qui il y a un lien de confiance qui est établi, mais il faut s'attacher à un réseau. Et dans ce réseau, il doit y avoir des gens qui savent intervenir auprès des jeunes qui ont des pensées suicidaires.
La manipulation
Prenant pour acquis que ce jeune-là vivait des choses vraiment difficiles, qu'il portait un mal-être important, ce qu'on appelle la manipulation c'est le simple résultat du constat suivant: "J'ai mal, je ne vais pas bien. Je ne sais trop moment m'en sortir...mais je me rencontre que je peux grapiller de petits bien-êtres à gauche et à droite en utilisant ma souffrance. Tant qu'à souffrir de toute façon, aussi bien que ça serve..." Évidemment tout n'est pas si clair dans la tête de celui qu'on étiquette comme manipulateur, mais en résumé, ça tourne autour de ça.
Vous connaissez peut-être l'histoire du type sur qui tous les malheurs imaginables dans une vie viennent de tomber en même temps. Un jour, il va s'acheter des chaussures trop petites pour lui. Le vendeur a beau lui expliquer que ça ne peut pas fonctionner, le type tient à ses chaussures. Excédé, il explique calmement au vendeur qu'à la fin de la journée quand il enlève enfin ses chaussures trop petites, ça lui fait du bien.Plus, c'est le seul moment dans sa vie où il éprouve un peu de bonheur...
Je partage votre point de vue. Certains collègues trouvent que j'entretiens justement «la dépendance» des quelques étudiants qui «abusent» de mon attention.
D'ordinaire, cette mesure me permet de m'assurer que les étudiants vont chercher de l'aide ailleurs, une aide réelle (AA, AlANON, travailleur social, etc.).
Donc je me demande si je n'aurais agi comme vous. Le calcul de votre étudiant montre indubitablement son besoin d'amour et sa grande souffrance.
Maintenant, je ne comprends pas ce qu'Outremont vient faire dans cette histoire; je ne suis pas coincé, moi!
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