31 août 2007

Les gérants d'estrade en éducation

Parfois, le samedi soir, en hiver, avec Beau-père masqué, nous écoutons le hockey. Forts des souvenirs de patinoire de nos 15 ans, forts de notre expertise de commentateurs de salon, nous y allons de nos savantes analyses: «Kovalev déplace plus d'air qu'il ne déplace la rondelle», «Huet est un bon deuxième, mais pas un premier gardien», «Carbonneau va perdre le contrôle de son club...»

Sous prétexte d'être déjà allés à l'école à une époque où un rétroprojecteur était un appareil audiovisuel moderne, sous prétexte d'être un parent ou même une économiste bardée de diplômes, certains chroniqueurs font un usage discutable de leur clavier en abordant des sujets liés à l'éducation. Je ne dis pas qu'ils ne doivent pas écrire sur ce domaine d'activité humaine parce qu'ils ne travaillent pas dans le monde de l'éducation. Simplement, un peu de prudence, quelques recherches préalables seraient de mise.

À ce propos, deux cas récents me viennent à l'esprit, soit Marie-Claude Lortie dans Ça Presse et Nathalie Elgrably dans le Journal de Mouréal. Si La peste (ici et ici) et Un autre prof (ici) ont abordé en partie ce sujet, permettez-moi de rajouter mon modeste grain de sel.

Madame Lortie et ses montées de lait

Quelle mouche a piqué cette chroniqueure versatile qui s'intéresse, entre autres, à l'odeur des antisudorifiques?

Dans un premier texte publié le 28 août dernier, Mme Lortie nous fait part d'un sordide complot scolaire brimant nos enfants: l'école «sépare les amis, volontairement, activement. Deux copines sont trop proches ? Et hop, classes différentes. Trois petits garçons jouent toujours ensemble ? Et les voilà, l’année suivante, bien éparpillés.»

Avouez que nous nageons dans un certain délire psychotronique. Comme si on avait le temps, dans certaines écoles secondaires, par exemple, de concevoir les horaires de 2000 jeunes en tenant compte de critères farfelus de ce genre. Au fil des ans, les seuls cas de «séparation» dont j'ai été témoin ont été faits à la demande même de certains parents. À moins bien sûr qu'on croit vraiment qu'on mette des enfants dans des cages dans nos classes...

Pourtant, Mme Lortie n'hésite pas à blâmer les enseignants pour expliquer cette soi-disante pratique scolaire : «La réponse qui me vient à l’esprit, c’est qu’on sépare les enfants pour faire plaisir aux profs.» Comme si nous avions le pouvoir de choisir nos élèves! Comme si quelqu'un cherchait à nous faire plaisir!

Après avoir été fortement rabrouée par certains intervenants sur son blogue (au moins un a vu ses propos effacés), Mme Lortie récidive la journée même. Notez: elle ne prend pas la peine de répondre aux commentaires qui lui sont adressés. Non, elle revient à la charge sur le terrain scolaire en posant trois questions, dont une que certains répondants ont trouvé très tendancieuse.
  1. Pourquoi l'horaire des activités parascolaires est-il dévoilé après la rentrée alors qu'il serait plus pratique pour les parents de le connaître avant juin, par exemple?
  2. «Comment se fait-il qu’il y ait régulièrement des fautes d’orthographe ou syntaxiques dans les documents remis aux parents par les profs et la direction des écoles ?»
  3. «vous (les enseignants) faites quoi au juste les profs pendant vos 18 journées pédagogiques ?»

Réponse 1: les enseignants ou les responsables des activités parascolaires ne sont pas toujours connus au mois de juin. Quand on sait que des postes viennent à peine d'être comblés dans certaines écoles, on peut avoir une bonne idée de la situation. Dans certains cas également, ces activités sont organisées par des étudiants de niveau cégep ou universitaire. Il est impossible de déterminer quand elles auront lieu avant que ces responsables aient leur propre horaire de cours. Un simple coup de téléphone auprès d'une direction d'école aurait suffi à répondre à cette question au lieu de créer un faux débat.

Réponse 2: la connaissance du français souffre de nombreuses lacunes dans le monde de l'éducation. Ce n'est un secret pour personne, il me semble. De nombreux articles de journaux ont été écrits à ce sujet. Il suffit d'une petite recherche pour voir que ce phénomène est bien documenté. Lorsque Mme Lortie se demande «Comment puis-je faire confiance à une école où on ne sait pas écrire correctement ?», je la trouve ou terriblement naïve ou démagogue. De plus, je lui rappellerai que l'ancien ministre de l'Éducation lui-même ne prêchait pas par l'exemple. Même si cela ne peut constituer une excuse valable, le mal que dénonce Mme Lortie est fortement ancré dans notre société, dont l'école est malheureusement un pâle reflet.

Réponse 3: au départ, ces journées étaient véritablement réservées à la pédagogie. Aujourd'hui, elles sont des fourre-tout, selon le loisir et la volonté des directions d'école. Dans certains cas, les enseignants se réunissent et parlent pédagogie; dans d'autres, ils suivent des formations. Mais ils peuvent tout aussi bien nettoyer leur local de classe malpropre, faire l'inventaire des dictionnaires à la demande d'un adjoint administratif, être partis en voyage avec des élèves ou que sais-je encore!

Ce qui est choquant dans le cas des textes de Mme Lortie, c'est cette propension tout d'abord à blâmer les enseignants pour un pseudo phénomène dont ils ne peuvent de toute façon être, s'il existait, responsables. Ensuite, c'est de questionner leurs connaissances linguistiques alors qu'elle commet elle-même quelques écarts à la grammaire et qu'il s'agit d'un phénomène qu'on retrouve dans l'ensemble de notre société. Enfin, c'est de s'interroger - avec une certaine malice, selon moi - sur la nature même de leur travail, oeuvrant ainsi la porte à des commentaires édifiants du genre: ««Au public (où j’ai aussi enseigné l’an passé), les journées pédagogiques… étaient des journées à ne rien faire de bon, sauf s’il y avait des réunions ou assemblé.»»

Mais, par-dessus tout, c'est dans la fausse façon qu'elle a de bloguer que Mme Lortie m'horripile. Bloguer est un processus d'échange. Dans le cas qui nous concerne, elle publie deux textes discutables, pose des questions auxquelles certains intervenants répondent, mais ne se livre à aucune rétroaction. Lit-elle seulement les commentaires des gens qui participent à ce faux blogue? On peut raisonnablement se le demander.

Madame Elgrably et son analyse du bulletin chiffré

Ce n'est pas la première fois que cette chroniqueure du JdeM s'intéresse au domaine de l'éducation. Dans un billet précédent, je commentais un de ses textes où elle suggérait de rémunérer les enseignants en fonction du succès de leurs élèves. Rien de moins!

Cette fois-ci, madame Elgrably donne son opinion éclairée sur le récent avis du Conseil supérieur de l'éducation (CSE) sur le bulletin chiffré.

Tout d'abord, elle ne peut résister à tourner en ridicule l'avis du CSE (que personne n'a lu au complet, en passant). À l'argument que les notes instaurent un système malsain de comparaison, Mme Elgrably propose, à la boutade, on le devine, de «cesser de compter les points lors des rencontres sportives, des tournois d’échecs et des parties de Scrabble», d'«abolir les niveaux afin que les élèves de 1ière année ne se sentent pas «petits» par rapport à leurs camarades de 6ième» et de «légiférer sur le contenu des boites à lunch» afin d'«éviter que certains enfants ne jalousent le sandwich de leurs camarades.»
Mais là où Mme Elgrably manifeste toute sa méconnaissance de l'éducation, c'est lorsqu'elle écrit: «Les élèves ont besoin d’une bonne raison pour éteindre la télé et passer des heures à étudier.» Les notes constituent, selon elle, cette indispensable incitation.

Croire que des notes dans un bulletin sont un incitatif scolaire suffisant pour un élève, c'est s'imaginer que la majorité des travailleurs donne le meilleur d'eux-mêmes à cause du chèque de paie qu'ils reçoivent. Les résultats scolaires chiffrés ne sont pas négligeables, selon moi, c'est vrai, mais il existe d'autres facteurs tout aussi importants pour motiver un jeune: la présence des parents, la relation maître-élève, le soutien pédagogique, etc.

Certains passages du texte de Mme Elgrably sont très révélateurs de sa pensée de droite. Prenons celui-ci, par exemple: «En s’opposant aux notes, le CSE tente de créer une école aseptisée qui s’inspire d’une vision égalitariste. C’est le communisme appliqué à l’éducation!» On croirait entendre rien de moins que Camil Samson ou même Maurice Duplessis!

Mais c'est surtout le terme que cette universitaire de haut niveau utilise pour désigner les élèves en échec qui nous révèle complètement l'ampleur de son mépris et de ses préjugés: des «cancres», ce qui, d'après Le Petit Robert, signifie un «écolier paresseux et nul».

Mme Elgrably emploie d'ailleurs ce mot à trois reprises dans son texte:
  • «Dit autrement, ils veulent éliminer les notes de peur de traumatiser les cancres
  • «C’est gentil de vouloir préserver les sentiments des cancres, mais qu’advient-il de ceux des bons élèves?»
  • «Au lieu de cela, on s’évertue à entretenir une «médiocratie» par complaisance pour les cancres
Quelqu'un pourrait-il lui faire visiter une classe, lui parler des élèves multipoqués, des enfants abusés par leurs parents, des jeunes désillusionnés défoncés aux drogues dures? Que de compassion de sa part pour les malchanceux de notre système économique libéral si juste et si généreux, créateur de richesse collective et individuelle...

Tout comme Mme Elgrably, je ne suis pas d'accord avec l'avis du CSE. Mais avec des arguments aussi peu nuancés que les siens, je préfère définitivement ne pas l'avoir à mes côtés.

13 commentaires:

A.B. a dit…

Mme Elgrably tient régulièrement des propos de droite à la radio également (FM parlé de Montréal). Ses propos s'apparentent même parfois à l'extrême droite, ce que je trouve pour le moins troublant. Ce qui m'inquiète encore plus, c'est qu'elle est ou a déjà été professeure aux H.E.C. Ses raisonnements sont souvent carrément tordus. Je trouve inquiétant que l'on donne autant de place à cette femme dans les médias, mais je comprends pourquoi: ça fait réagir, ça fait vendre, c'est payant...

unautreprof a dit…

Je félicite votre retenue concernant la superbe Claudine...

Marie-Piou a dit…

"Quelqu'un pourrait-il lui faire visiter une classe, lui parler des élèves multipoqués, des enfants abusés par leurs parents, des jeunes désillusionnés défoncés aux drogues dures?"

Entièrement d'accord : on ne réalise pas la situation en éducation tant qu'on n'a pas mis le pied dans une école.. qu'on n'y a pas vécu un peu, respiré l'air de la salle des profs, qu'on n'y a pas laissé un peu de soi...

Sinon, c'est trop facile de parlementer et de juger...et de sortir un paquet d'âneries comme une rémunération proportionnelles aux résultats.

Heil!

Hortensia a dit…

Merci d'avoir pris de votre temps pour écrire ce texte.
Madame Lortie le lira-t-elle? Et si oui, en comprendra-t-elle les nuances? Permettez-moi d'en douter... Elle ne semble pas avoir saisi le principe de l'interactivité des commentaires.

C'est vrai que tout le monde et sa soeur se permet de dire aux profs quoi faire et comment faire sous prétexte que tout le monde est allé à l'école. Personne ne se permettrait de dire au plombier ou au médecin comment faire leur travail, mais les profs, pas de problèmes, les gérants d'estrade pullulent. Il y a de quoi en avoir marre puisque, à chaque fois qu'on parle des profs, les accusations, les reproches, les remises en questions de leur compétence et de leurs conditions de travail ne sont jamais très loin. C'est à croire que plus personne ne fait confiance aux profs. Pourtant, je lisais le rapport annuel du baromètre des profession pour 2007 et 94% des Québécois disaient avoir confiance aux enseignants. Difficile de comprendre par quel phénomène cette soi-disant confiance prend souvent la couleur du mépris.

Catherine a dit…

Oufff.. Vous qui parliez de fatigue dernièrement.. Vous étiez en feu avec de billet.

Ness Eva a dit…

Oh my...! Le poil me dresse sur les bras quand je lis ses articles. Elle me donne envie de vomir, tout autant que Madame Claudine d'ailleurs.

Il n'y a qu'en éducation où toute la population se permet de donner son opinion, quelques conseils, beaucoup de critiques, etc. Il n'y a qu'en éducation qu'on doit "dealer" avec les foutus gérants d'estrade. Par contre, parmi ces gérants à la noix, y'en n'a pas la moitié qui ferait notre job. Ça m'horripile!!! J'aurait envie de leur dire: "Si tu ne peux pas faire mieux, ferme ta gueule!!"

Petite anecdote: CECI EST UN FAIT VÉCU. Vendredi, j'ai eu l'appel d'une maman dont la fille est en 1re secondaire. Sa fille est malheureuse parce qu'il n'y a que 7 filles dans son groupe et que s'ils ont des travaux d'équipe à faire, elle va PEUT-ÊTRE devoir travailler avec un garçon. QUEL DRAME! Elle voulait que je change sa fille de groupe et que je m'arrange pour la mettre avec des amis qu'elle avait au primaire. Honnêtement, je pensais que c'était une amie qui me faisait une petite blague au téléphone...

Quel monde de fou... (Et c'est pas Mesdames Cladine et Marie-Claude qui aident à notre cause!)

Lia a dit…

Bon! Je vais me sacrifier et inviter Mmes Lortie et Elgrably à passer une journée en classe. Bien sûr, elles devront aussi m'accompagner lors de la préparation de ces cours et lors des périodes de correction résultant de ces quelques minutes passées avec mes petits chéris qui sont, comme les vôtres, chers collègues, toujours souriants, sobres, juste assez bien nourris, motivés, pas en période de rut... J'oubliais! Elles annulerons de bonne grâce leur "week-end spa-détente" parce que, malgré mon travail acharné durant le 8h à 16h, j'ai encore du boulot le soir et les fins de semaine. Que voulez-vous, lors des pédagos, je voudrais bien pouvoir corriger, m'avancer dans mes préparations et, surtout, planifier avec mes collègues des situations d'apprentissage stimulantes, mais, à la place, on m'oblige à assister pendant des heures au délire d'un conférencier sur le dépassement de soi. En passant, Mme Lortie, apportez quelques comprimés d'ibuprofène si vous préférez vous pointer lors d'une pédago de ce genre, parce que ça fesse en "mozussss". Honte sur moi: je ne sais pas écrire ce dernier mot.

Anonyme a dit…

Ce n'est peut-être pas une situation généralisée, mais à l'école primaire qu'ont fréquenté mes enfants, les enseignants (par exemple, les deux de 5e et les deux de 6e) se réunissaient dans la dernière semaine de juin afin de passer en revue le cas des élèves qui devaient ou ne devaient pas se retrouver dans la même classe l'année suivante. C'était fait très ouvertement - parfois à la demande des parents, parfois (le plus souvent) selon l'appréciation des enseignants.

Mme Prof a dit…

Lia, je me propose de les inviter dans ma classe moi aussi. Et je suis tellement généreuse, je ferai planification et correction pour elles. Juste enseigner et faire la discipline, la surveillance... des trucs faciles, quoi! En plus, mes élèves sont gentils comme tout, viennent d'un milieu favorisé et ont donc matériel adéquat, déjeuner et collation... Vraiment de belles conditions de travail. Et je suis persuadée que même ainsi, elles verront ce que c'est!
Mon copain est venu faire le Père Noël pour mes élèves de maternelle de l'an passé. Un autre beau groupe. Calmes malgré sa présence... Au bout de 30 minutes, il en avait assez! ;)

Le professeur masqué a dit…

Safwan: Mme Elgrably appartient à l'Institut économique de Montréal. Cet organisme d'opinion prend une large part dans les débats sociaux avec des idées très arrêtées. Ces dernières sont souvent très à droite. Ça peut m'énerver. Ce qui m'énerve encore davantage, ce sont des idées de droite connes, basées sur des préjugées et des stéréotypes.

Un autre prof: si vous saviez...

Poussière: la réciproque est vraie pour nous qund nous jugeons parfois les autres. Mais il y a beaucoup d'émetteurs d'opinion professionnels dans les médias qui gagneraient à être plus rigoureux dans leurs réflexions et leurs propos.

Hortensia: Effectivement, Mme Lortie ne semble pas comprendre le principe d'interactivité d'un blogue. Elle a tout de la «dumpeuse» comme j'appelle ces gens qui viennent porter leurs problèmes sur ton perron.

Effectivement aussi, vous soulevez un drôle de paradoxe: on critique sans cesse notre travail, mais on jouit de la confiance de la poppulation. Vite un psychiatre! Je pense surtout qu'il est facile de critiquer les enseignanat parce que ceux-ci ne se défendent pas.

Catherine: l'écoeurement est un fantastique motivateur...

Ness: ne vous mettez pas à vomir devant la bêtise humaine, vous allez en mourir! Parfois, les parents ont des demandes bizarres. Par contre, on leur demande d'acheter du matériel pour leur enfant et on attend parfois des semaines.

Lia: ça ne compte pas: vous êtes au privé et vous n'avez que les meilleurs élèves... : )

Mookie: je ne pense pas que le but de cet exercice soit de brimer les amitiés comme l'écrivait Mme Lortie. On peut séparer des enfants dont le bavardage nuit au climat de la classe, éviter les conflits de personnalité, répondre à certaines demandes légitimes de parents. Et puis, ce n'est pas si mal: ça s'appelle quand même du suivi scolaire, à la condition bien sûr de ne pas stigmatiser les enfants et de les réduire à une étiquette.

La marâtre: monsieur marâtre en Père Noël. J'imagine le topo... Merci de votre commentaire. J'espère vous lire souvent ici, à défaut de vous lire chez vous.

Lia a dit…

Prof masqué, il est vrai que j'enseigne au privé. Mais il est aussi vrai que j'ai 37 élèves par classe sans compensation financière et que la petite maison d'enseignement qui a daigné m'engager tout de suite à ma sortie de l'université (j'ai eu des nouvelles de la CSDM deux ans après pour de la suppléance!!!) ouvre toutes grandes ses portes à n'importe quel élève pourvu qu'il "passe" sa 6e année. On est très loin des critères de sélection de Regina ou de Brébeuf...

Le professeur masqué a dit…

Lia: comprenez bien que je vous taquinais. La situation des collèges privés en région n'a rien à voir avec celle de Montréal et Québec, je le sais bien.

A.B. a dit…

Mme Elgrably enseigne aussi à l'UQAM: étant de droite, elle doit avoir tout un plan pour le redressement financier de l'institution...;=P