Chaque année, à la fin septembre, tous les enseignants du Québec doivent remettre à la direction de leur école, pour approbation, un projet de tâche de travail pour l'année scolaire en cours. Il s'agit d'un processus parfois stressant, complexe et absurde.
Un processus stressant
Ceux qui ne vivent pas dans une école ne savent pas qu'il existe parfois de vives compétitions entre les enseignants pour l'organisation d'activités parascolaires. On en a déjà vu se jalouser vertement pour savoir qui allait organiser un club de lecture ou un voyage à l'étranger, par exemple. Et comme c'est la direction de l'école qui choisit l'heureux élu, on assiste alors à des stratégies de charme ou de salissage...
Il y a aussi le stress de voir refuser son projet d'horaire et de se voir reléguer à la stimulante surveillance de la reprise des examens ou du paisible local de retrait, par exemple.
L'horaire de travail d'un enseignant peut dépendre de la direction de son école, du lien établi avec elle et de ses priorités. Une année, nous avons eu une direction qui avait pour politique de sabrer dans l'aide aux élèves pour favoriser la surveillance et l'organisation d'activités parascolaires. Jamais nos élèves n'ont autant visité le monde, été absents en classe et échoué.
Un processus complexe
Pour mieux comprendre toute la complexité du projet de tâche de travail d'un enseignant, prenons mon exemple.
Cette année, j'ai dû entrer mon horaire de travail sur un logiciel spécial appelé GPI. La direction a fourni un accompagnement aux néophytes pour y parvenir mais, dans certains cas, ce fut plutôt ardu. Autrefois, le tout était remis à la main et un membre du service du personnel l'entrait dans le réseau informatique.
Premier avantage: on libère maintenant des employés du Service du personnel. Deuxième avantage: mon horaire étant informatisé, il est plus facile pour l'ordinateur de la commission scolaire de gérer mes coupures de salaire lorsque je suis absent.
Premier désavantage: tous les enseignants d'une école doivent consacrer une à deux heures à compléter ce joyeux casse-tête. Deuxième désavantage: les directions d'école ont bien d'autres choses à faire, je crois, que de nous donner des cours d'informatique.
Une tâche de remplir la tâche
Pour bien comprendre toute cette gymnastique intellectuelle, il faut savoir que mon horaire de travail s'étale sur un cycle de neuf jours et comprend des périodes d'enseignement de 75 minutes. D'office, la direction de mon école a placé mes 24 périodes d'enseignement. Il me reste donc à compléter le reste. Et le reste, c'est:
- 315 minutes reliées à la tâche éducative en présence d'élèves, minutes qui peuvent être consacrées à la récupération, l'encadrement particulier (on ne parle pas de suivi d'élèves auprès des parents), la surveillance ou la réalisation d'activités parascolaires;
- 756 minutes consacrées à ma tâche complémentaire, dont 240 minutes pour l'accueil des élèves en classe et à mes déplacements, 15 minutes à la suppléance dépannage, 120 minutes à des rencontres du matin et 270 minutes au suivi des élèves auprès des parents;
- 540 minutes reliées à du travail de nature personnelle, dont 10 rencontres collectives, trois rencontres de parents, la conception d'outils et de matériel pédagogique, la correction et des communications écrites.
S'ajoutent également huit heures reconnues de travail par semaine effectuées à la maison les soirs ou la fin de semaine.
Un processus absurde
Je dois donc m'assurer d'intégrer tous ces éléments à mon horaire de travail et, absurdité totale! déterminer le moment précis ou je les ferai. Donc, le jour 3, entre 9h25 et 10h04, je devrai faire de la correction. Tant pis si un jeune dont je suis proche menace de se suicider dans les toilettes de l'école et qu'on m'appelle à la rescousse! Moi qui me considère comme un professionnel de l'éducation, me voilà encarcané dans un horaire de travail précis à la minute près.
Mais le gros bon sens doit quand même primer, me direz-vous. Pas si sûr. Et en voici quelques exemples.
- Si je fais du surtemps, il n'est évidemment ni reconnu ni payé. Je suis un professionnel dont l'horaire est plus rigide que celui d'un employé syndiqué d'usine.
- Le temps de travail de nature personnelle comprend des activités déterminées par la direction. Ou est la logique? Cela revient à dire que, si j'ai une rencontre de parents, je devrai couper dans la correction ou la préparation de mes cours cette semaine-là.
- Tous les enseignants ont une tâche égale. Crotte de boeuf! En connaissez-vous des enseignants d'éducation physique qui corrigent huit heures le soir et la fin de semaine? Dans certains établissements scolaires, certains d'entre eux voient même leur costume payé par l'employeur, convention collective oblige. Essayez de faire payer vos dictionnaire spécialisés en français, on s'en reparlera.
- Mon horaire prévoit du temps de correction que je n'emploierai jamais pour corriger à l'école. Seriez-vous capable de vous concentrer, par exemple, dans un local ou l'on retrouve 26 bureaux d'enseignants et qui est situé à côté d'une classe d'anglais ou un vidéo joue à tue-tête? Je connais peu d'enseignants qui corrigent à l'école. Ils reportent le tout à la maison et font parfois bien plus que les huit heures officielles par semaine.
Mais le summum de l'absurdité est ce qui suit: j'ai conçu un horaire de travail qui me permet de n'avoir que 75 minutes d'enseignement un matin. Rien d'autre n'est inscrit à mon horaire. Mais si je suis absent, ma commission scolaire me coupera néanmoins toute l'avant-midi. Vous avez bien lu: je serai coupé pour du temps que je n'avais pas à faire! La comprenez-vous? Moi non plus. Mais disons qu'il s'agit d'une bonne façon, pour les CS, de rentabiliser les absences des enseignants.
Et je ne parle pas des diners et des pauses-pipi qui deviennent inexistantes devant les demandes de la direction ou des élèves.
Un retour historique et une conclusion
Quand j'ai débuté ma carrière d'ensiegnant, on présumait que nous étions tous des professionnels. On retouvait sur nos horaires nos périodes d'enseignement et le reste du temps consacré à la tâche éducative (28 périodes de 75 minutes dans mon cas). Lorsque j'étais absent, on coupait mon salaire à la période parce qu'on présumait que je ferais le travail complémentaire malgré tout. La direction de l'école avait pour mandat de surveiller les tricheurs, si elle le voulait.
Puis, sont arrivées les négociations sur l'équité salariale. Les enseignants ont tenté de démontrer qu'ils étaient sous-payés si l'on considérait le temps et la nature de leur travail. Après de longues discussion, le gouvernement est tombé d'accord avec le premier point, mais pas avec le deuxième. Il a alors fallu lui prouver que le nombre d'heures que nous travaillions n'étaient pas de la frime. Après bien des discussions et des manifestations («L'équité, ce n'est pas négociable! So, so, so!), mon syndicat a accepté qu'on supervise et augmente mon temps de travail afin d'obtenir la fameuse équité.
Comme enseignant de français trop scolarisé et trop travaillant, l'équité s'est résumée pour moi à un chèque ridicule, à une non-reconnaissance finalement de ma scolarité (ce qui, en éducation, est un joyeux paradoxe), à une augmentation effective de mon temps de travail et à l'obligation de répondre à un horaire de travail débilant.
Bref, comme l'enfer est pavé de bonnes intentions, je me portais mieux sans l'équité. Tant mieux pour ceux qui en ont profité. Sauf qu'aujourd'hui, tout ce processus de tâche me démotive et me rend très amer. C'est Alexandre Jardin qui écrivait dans Le petit sauvage que l'école avait tué tout le génie en lui. Elle est en train de faire exactement la même chose en moi. Au rythme ou les choses vont, on ne retrouvera en enseignement que des professeurs bureaucrates et standardisés qui suivront un horaire débiles et du matériel de maisons d'édition.
Je reviendrai d'ailleurs sur ce point dans un prochain billet.
PS: J'ai piqué l'illustration de ce billet à La Souimi et je vous invite à lire ses commentaires sur le même sujet. Ils ilustrent tellement bien ce qu'est le métier d'enseignant de nos jours.
11 commentaires:
Beurk! Faut que je remplisse la mienne... Mais dis donc, tu as 8 heures de temps reconnu à la maison?? C'est particulier au secondaire??!!
Moi, ça me démotive aussi. Mais je m'en sers contre mes boss. Quand ça m'arrange, je leur mets ma tâche en pleine face en disant que je ne suis pas disponible à ce moment-là. Too bad! Gna, gna, gna!
Pour les élèves, je suis toujours disponible. Ils n'y sont pour rien, eux...
Par où commencer.
La direction de mon école a changé du tout au tout et, avec les nouvelles venues, de nouvelles façons de faire. Malheureusement, ce n'est pas pour le mieux. Je me sens surveillée comme je l'ai rarement été dans ma carrière (j'ai vécu pareille chose dans la même école que toi, lors des derniers mois de qui tu sais, mais je m'y sentais bien dans la façon dont le tout se déroulait). Le problème, c'est la manière dont ces personnes s'y prennent maintenant. Je me sens comme une enfant qui doit justifier à ses parents son allocation hebdomadaire. J'ai passé l'âge.
Comme ton billet le mentionne, ça brime grandement notre créativité et ça démotive. On se prend à se passer la réflexion: «Vous voulez compter les minutes et vérifier si on fait TOUTES nos heures? Ben j'vais arrêter mes corrections en plein milieu quand mon temps sera fait.» D'ailleur, si on avait fait ça depuis le début de l'implantation de la foutue équité (moi aussi avec ma scolarité à venir, je me fais avoir...), si on avait fait seulement nos heures, nos patrons n'auraient eu d'autre choix que de retourner aux négos; sans notes, pas de bulletin; pas de bulletin, le système plante (on en a eu une belle démonstration dernièrement). Mais les enseignants manquant cruellement de solidarité, ça n'arrivera jamais... Je fantasme tout de même de le faire. J'ai passé deux heures de mon temps aujourd'hui à préparer un projet pour lequel 56 minutes pas CYCLE me sont reconnues. Je n'ai pas terminé la préparation pour le cycle. Ça commence mal!
Tu résumes bien la situation en trois mots: Crotte de boeuf!
Mercredi, nous avons une journée pédagogique. À l'ordre du jour: rencontre individuelle avec la direction pour discuter de la tâche et négocier. Oh! Crotte de bouc!
J'aimerais préciser que dans certaines écoles, c'est encore plus absurde de faire cette feuille de tâche que la dite feuille est reléguée dans un tiroir aux oubliettes... On ne s'en sert qu'en cas de besoin (profs tricheurs entre autres...), car toutes les directions savent que 98% des profs font le DOUBLE de ce qui y est écrit, alors à quoi bon surveiller! Pour les 2% restants, je ne comprends pas comment ils réussissent à faire le travail avec si peu d'heures de présence école...
@ La Marâtre:
«Pour les 2% restants, je ne comprends pas comment ils réussissent à faire le travail avec si peu d'heures de présence école...»
Ils se nomment professeurs d'éducation physique. Oh! la vilaine Safwan!!
Gooba: huit heures le soir et la fin de semaine. On aurait tous ça, m'a expliqué le grand patron.
Je retiens ta suggetsion de le retenir contre les patrons.
Safwan: le changement est si terrible? Pas obligée de répondre ici.
La souimi: crotte tout court, finalement!
La marâtre: le problème est que cette feuille peut être utilisée contre un enseignant si on désire le faire suer et qu'elle sert à couper, on l'a vu, des heures que vous n'avez même pas à faire dans votre horaire.
Safwan: vilaine...
@ La marâtre : Je ne fais pas plein d'heures de présence école. Je quitte presque toujours à 15h. Ayant une famille avec de jeunes enfants, je préfère de loin être là pour leur retour de l'école, profiter de ma puce, faire les devoirs, faire le souper dans la presque bonne humeur... et me remettre au boulot une fois qu'ils sont couchés. :-) Je fais facilement 1-2 heures de travail par soir.
Aucune direction n'a jamais douté du temps que je donnais à la maison... Fiou!
Personnellement, je demande chaque année que le temps requis pour remplir le document méandrique de la tâche soit déduit et comptabilisé...
Ce TCO (trip comptable h...) et autres débilités du genre est le compble du ridicule. Si celui-ci tuait effectivement, il y aurait eu plusieurs morts...
La carte-à-punch-isation du professionnalisme va à l'encontre de l'élémentaire logique, point final.
Je ne savais pas qu'on pouvait se faire reconnaître des heures à la maison...
Je préfère faire mes heures à l'école car avec ma réduction de tâche (80%) ça m'en fait déjà très peu à l'école et ce qui m'écoeure c'est que je DOIS souvent en faire davantage que ce qui est écrit sur ma fameuse feuille...
Je trouve aussi que nous avons beaucoup perdu avec l'équité...
Enidan: Selon mon patron, les huit heures sont déjà là d'office. On doit donc en placer le nombre prévu de jour. Le soir, c'est déjà compté. Vous ne pourriez pas aller voir votre directeur et demander qu'il en réduisse le jour pour en placer le soir.
L'enfer...
Les conditions de travail ou plutôt anti-travail tuent le travail et l'envie de le faire.
Dans mon milieu aussi. Il est capital de se faire une vie bien solide en dehors. C'est triste à dire, mais c'est la seule manière que j'ai trouvée d'arriver à gagner sa croute de la manière la plus passionnée possible, en ayant la certitude de faire tout ce qu'on peut et en se ressourçant, en refaisant le plein d'énergie en dehors.
Bon, dans mon cas, l'extérieur est déjà ce qui m'importe plus et je travaille-salaire parce que je ne peux être payée dans mon domaine directement, mais j'ai un travail que j'aime, que j'aimerais bien plus, si je n'avais pas à me battre pour le faire même d'une manière incomplète, puisqu'on ne m'en donne pas l'opportunité.
Loin d'être l'idéal. Je compatis avec toi, avec vous.
Zed ;-)
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