30 octobre 2012

En direct de la pause 3: L'absente qui n'a jamais existé

D'aussi loin que je puisse reculer dans ma mémoire, j'ai l'impression de ne pas avoir de souvenir de ma mère.  Elle est une présence absente, confuse, une inexistence évaporée. Un fantôme flou et blanchâtre, sans corps et sans apparence. Une idée désincarnée, à la limite du vide et du gouffre au fond duquel git mon esprit d'enfant depuis 36 ans.

Un à un, parfois, il m'arrive de lever les voiles du déni et de l'oubli pour me rappeler une femme affaiblie par une maladie qui la tuera, désemparée, fragile, confuse. Une morte en sursis qui peinait à être une mère pour ses enfants et une femme pour son mari. Nous devions tous être, peu importe notre âge, un peu plus grands, un peu plus forts, un peu plus vieux. Nous devions tous comprendre, sans même qu'on m'ait expliqué ce qui se passait parce que j'étais trop jeune, semblait-il. Je vivais dans le malaise, le non-dit, le tabou médical. Et pourtant, je sentais sans comprendre, je ressentais sans apprendre. Comment donner un sens à ma souffrance si on me cachait tant la vérité? On voulait me protéger. Une illusion remplie de bons sentiments et d'une malfaisante efficacité. La cruauté réside souvent, selon moi, plus dans l'incompréhension que le caractère brutal des faits.

À chaque crise qu'elle faisait, on s'empressait de m'éloigner de ma mère pour que je ne vois pas. Je ne devais pas voir. Mais j'imaginais et croyais savoir et croyais voir. Elle revenait confuse de ces longs voyages au pays de l'épilepsie, une zombie désemparée et parachutée dans la réalité d'une famille dysfonctionnelle de sept enfants.

Je ne condamne pas ma mère. Je constate aujourd'hui, avec mes yeux de douze ans qui n'ont jamais su pleurer, que celle-ci n'a pu me donner l'amour dont un enfant de mon âge a besoin. Simplement. Le premier vide, il est là. Causé par cette maladie qui lui rongeait la tête, lui bouffait chaque jour un peu plus le cerveau. Je me rappelle de rares sourires, mais ils sont figés dans le temps sur des photos où je n'apparais pas. Je les regarde avec la froideur du papier glacé que je tiens parfois entre mes mains quand je veux me rappeler. Des moments plutôt rares, sans signification au fond parce qu'aussi insignifiants que ce qu'ils rappellent.

De ma mère, je retiens la détresse, le désarroi qu'elle éprouvait devant son état physique confus qu'elle ne comprenait pas jusqu'à son premier diagnostic. Puis, ce fut une autre détresse et un autre désarroi. Son cancer du cerveau était une mort biologiquement programmée, sa mort déterminée au neurone près. Je ne l'avais pas connue comme enfant: je ne la connaitrais jamais comme adulte. Mais ça, je l'ignorais et on ne voulait pas me le faire savoir.

De ma mère, au delà de sa déchéance, j'ai surtout ce souvenir de cette femme épeurée et poursuivie par son mari, rempli de rage et de colère, qui la bat. De cette mère paniquée qui se réfugie dans la chambre de son plus jeune enfant: moi. Mais même ce sanctuaire de ma jeunesse ne suffit pas  à arrêter la violence de cet homme. Celui qui doit nous protéger tous et qui attaque celle que je veux tant aimer. Je revois les yeux affolés de ma mère, les yeux fous de mon père et ses mains fortes qui lui serrent le cou... J'ai protégé ma mère, je l'ai défendue à grands coups de poing. Mais qui me défendait? qui me protégeait?

Personne ne croira qu'aujourd'hui, je parle à mon père décédé depuis 10 ans. Je partage une impression, lui demande un conseil. Parfois, je l'entends qui se moque de moi. Les dernières années de sa vie ont été bien misérables. Je l'ai vu pleurer un passé qu'il regrettait avec l'amnésie propre à la nostalgie qui efface les mauvais souvenirs pour ne conserver que les beaux, quand il ne les crée simplement pas de toutes pièces. Mes bras l'ont consolé, accueilli, aimé, malgré son mauvais caractère et son incapacité à dire ces mots que tout fils souhaite entendre. Il est mort, légume sur un lit d'hôpital; je l'accompagnais. Homme orgueilleux qui admettait difficilement ses erreurs, faut-il s'étonner qu'il soit mort un 7 août? Régulièrement, je vais fleurir entretenir sa tombe, rafraichir les fleurs qui en ont besoin. Il est présent, malgré la distance.

Ma mère a connu un sort différent. Elle est comme une malédiction jeté sur le coeur de ses deux plus jeunes enfants. Je ne lui parle pas. Je ne crois pas à la vie éternelle, du moins pas pour elle. Elle n'a jamais vécu. Pourquoi existerait-elle maintenant?

Un matin, elle est partie pour un long voyage. Jusqu'à l'hôpital où elle agonisera pendant près d'une semaine. Elle est partie sans annoncer son départ, sans annoncer un impossible retour. Une semaine de disparition, prélude à une disparition complète. Je ne l'ai jamais revue. Comment lui dire adieu alors que je ne sais même pas encore aujourd'hui qu'elle était partie?

Elle est morte le jour de la Fête des mères. Elle, ironiquement, celle qui n'existait pas et qui n'existait plus, cette femme toujours absente qui a pourtant réussir à disparaitre à jamais ce jour précis. Son corps a été incinéré; ses cendres, répandues égoïstement dans une fosse commune. Ses dernières volontés. Ma mère partage son éternelle inexistence avec des inconnus. Loin de sa famille. Loin de ses enfants. Sans pierre tombale. Sinon que celle à mon cou.

J'en veux à ma mère de ne pas avoir pensé aux vivants, à ceux qui lui survivraient. Où est-elle, cette mère? Où est son corps? Où puis-je me recueillir? Dans un coeur d'enfant qui n'a pas reçu son amour? Il est là le second vide. Mais comment en vouloir à une femme si longtemps morte?  Je ne peux aimer ma mère. Elle n'a jamais existé.

Et, pourtant, ce matin, je pleure sa disparition et ce vide dans ma vie... Chaque rupture me rappelle ce qui n'est pas un deuil. Chaque mensonge, les vérités qu'on m'épargnait. Et chaque abandon, celle qui ne m'a jamais quitté parce qu'elle n'y était pas.

Il existe une cloche qui sonne à chaque tempête et, si elle n'est pas poussée par le même vent, elle donne toujours le même son.

15 commentaires:

unautreprof a dit…

Je ne veux pas paraitre insensible par mon commentaire, mais que tu pourrais en écrire des histoires avec de tels personnages en tête, qui étaient bel et bien réels pour toi.
C'est d'ailleurs l'impression que j'ai eue de lire un extrait d'un roman plutôt sombre.
Une personne commentait ton talent littéraire qui surgissait dans ta douleur, je suis d'accord.

Dans un autre ordre d'idées, est-ce possible que ce soit difficile aussi pour toi de prendre un congé, de partir sans trop laisser de réponse à tes élèves?

Beaucoup de douleur et de tristesse dans ton texte, ça me touche.

Anonyme a dit…

Je pleure avec toi...

mais je bois à ton congé.

Tu as besoin, tu prends.

Pense à toi.

Anonyme a dit…

L'amour d'une mère est toujours là, quelques fois mal diffusé mais toujours présent. Une mère ne laisse jamais tomber son enfant: malgré tous les aléas d'une vie, elle est toujours présente .... même au-delà de la mort.
Votre douleur est-elle aussi intense quand c'est vous qui abandonnez l'autre?
Vous avez du courage pour avoir pu écrire ce texte merveilleux.

gillac a dit…

Je ne connais pas vos projets d'écriture en dehors de ce blogue, mais ça risque de ne pas être banal. Vous avez peut-être l'impression que cette souffrance n'était pas nécessaire mais elle a possiblement fait de vous un très bon éducateur. J'ai aimé vous lire même si personnellement j'ai eu une mère qui a fait des enfants le centre de sa vie (l'âge ado et adulte l'intéressait moins). Comme quoi, la perfection n'existe pas.

Jonathan Livingston a dit…

Salut PM, je me souviens aussi avoir pleuré un jour cette enfance imparfaite si différente de ceux qui ont eu «trop de mère» ou juste assez de mère, selon eux. Mon scénario était différent, mais semblable quelque part. J'étais aussi dans un période de grandes difficultés de vie et même de faiblesse extrême persistante où j'avais besoin de la force féminine et protectrice.

Malgré la relation très discrète si ce n'est, ces années-ci, encore inexistante, ceci dit sans jugement ou rancœur, que j'ai avec ma mère, j'ai appris qu'une force féminine coule dans mes veines qui fondent quelque part ce choix d'éduquer les enfants des autres. Nos mères nous ont portés, ont souvent pris soin de nous dans les premiers temps, et aucun souvenir ou presque il n'en reste sauf peut-être comme une vague impression nostalgique par moment.

Je viens d'une lignée de situation d'enfance du genre pour ce que j'en sais et qui fonde un certain caractère autonome et débrouillard, capable aussi de donner d'une manière particulière, celle d'un certain désintéressement.

Je me souviens de ce passage d'un livre de Corneau qui parlait de son «trop» de mère qui compliquait son rapport avec les femmes et plaignait la condition de ceux qui en vivait «l'absence». Il avait peu à dire pour ces désespérés!

Fort heureusement, la mère est en chaque être qui a appris à prendre soin de lui. Parfois la «mère» a pris de multiples visages, «elle» a fait son chemin tout de même. Et comme enseignant nous en offrons souvent un de ceux-là même dans la peau d'un homme. Sans avoir de mère disponible pour traverser les épreuves de la vie, on peut plonger en soi pour trouver la force de se protéger, de se consoler, de prendre soin de soi aussi et de s'écouter.

Dernièrement, car cette question a toujours des résonances occasionnelles dans ma sensibilité, je me suis entendu dire que finalement il n'y avait que chez les hommes, comparé aux autres animaux que la relation avec les parents pouvaient durer toute la vie. Dans le règne animal, chez les animaux sociaux qui nous ressemblent, la mère ne fait qu'aider à trouver et développer les habiletés de la survie, puis elle passe à autre chose. Je te laisse méditer à cela et prends soin de toi!

Le professeur masqué a dit…

Autre: tu n'es pas insensible. J'ai connu pire en la matière... J'écris peu sous le mode littéraire. Je doute du talent. Les effets secondaires sont difficiles aussi.

Loulou: :)

Anonyme 1: pas de congé. Ne veux pas. J'ai placé des indicateurs autour de moi qui me retireront s'il le faut. Mais par moment, je patine sur une glace mince. Très mince. C'est le temps de répit qui pourrait me manquer.

Anonyme2: L'amour maternel me semble malheureusement absent parce que ma mère a été absente. Pour répondre à votre dernière question, parfois. La dernière personne que j'ai «quittée» ne l'a manifestement pas réalisé. Je ne la blâme pas cependant.
Du courage pour écrire ce texte? je l'ai rédigé d'un seul trait en classe alors que je surveillais un examen. Dix minutes de retouche devant le fleuve. Le courage sera plus de ce que je vais faire de toute cette réflexion.

Gillac: aucun projet. Manque de confiance patent. Peur aussi de creuser trop. Il faut avoir une énergie que je n'ai pas.

Ouaip. Vous avez compris pas mal de choses sur moi et semblez bien me connaitre. Si j'avais l'âme à être plus pédagogique, j'aurais abordé cet angle dans un billet subséquent. Mais la plume ne veut plus. Elle est brisée, comme bien d'autres choses. Quant à la perfection, vous avez parfaitement raison. Ça fait parti des apprentissages de la vie.

Un jour, un café? Ne serait-ce que pour mette une voix et un visage sur votre intelligence.

Jonathan: je médite beaucoup votre commentaire depuis quelques jours. On y retrouve une grande part de vérité, je crois.

gillac a dit…

@ PM
Sachez que je ne vous connais que par vos écrits. Entouré d'une famille d'enseignants, j'ai mal tourné et suis allé en gestion. Actuellement je suis retraité et ma passion est le mentorat auprès de nouveaux entrepreneurs. Fréquemment, je prend des cafés dans différents "CAFÉS DÉPÔT" de la Rive Nord...

Anonyme a dit…

C'est grand la Rive Nord! Moi aussi j'y sévis occasionnellement.

Anonyme a dit…

PM ne boit pas de café... Il faut lui proposer un thé.. ;)

Anonyme a dit…

Pourquoi toujours retirer vos commentaires?

Anonyme a dit…

Un beau livre de Charles Juliet "lambeaux" démontre la transformation possible de l'extrême douleur en littérature d'extrême qualité.C'est peut être votre voie également car ce texte a une véritable âme.

Isamiel a dit…

Ah! Je ne peux que saluer le courage que tu as de partager ici une partie de toi si intime. Merci. Malgré la douleur, le déchirement senti, c'est beau et bien écrit.

Il semblerait que malgré l'âge auquel la vie nous oblige, «on reste toujours les p'tits culs de nos parents.» L'enfance est la période qui me paraît déterminante pour l'orientation de la vie d'adulte. Merci de faire le choix d'être un éducateur présent auprès des jeunes qui vivent peut-être des situations similaires et qui ont besoin d'être rassurés, un tant soit peu...

Le professeur masqué a dit…

Gillac: mal tourné? Pas si mal que ça. J'ai deux frères avocats. La honte de la famille...

Anonyme 1: Sévir... comme enseignant?

Anonyme 2: ne le prends pas mal mais je t'ai reconnue. Du moins, je le crois. C'est comme ça. C'est la vie.

Anonyme 3: mon choix.

Anonyme 4: merci.

Isamiel: C'est moi qui vous remercie. je reviendrai un jour peut-être sur tout cela et l'impact de ma pratique enseignante.

Anonyme a dit…

On est plusieurs à savoir que tu ne bois pas de café mais que tu prends du thé.

Anonyme a dit…

Attendez que ma joie revienne
Et que se meurt le souvenir
De cet amour de tant de peines qui n'en finit pas de mourir...

En vous lisant, ces paroles de Barbara me sont venues