23 novembre 2012

En direct de la pause 7: Sur la route

Mon père n'avait pas rêvé d'être un chauffeur particulier en livrée assis sur la banquette avant d'un véhicule de grand luxe, reconduisant un personnage important à l'arrière qui daignait à peine le regarder ou un ambassadeur trop affairé pour même réaliser qu'il existait. Pourtant, systématiquement, la plupart de mes frères et soeurs s'asseyaient sur la banquette arrière de la voiture familiale, le laissant seul à l'avant. Isolé. Ignoré. Mais pas inoffensif.

En fait, dès qu'on le pouvait, on évitait tous d'être à ses côtés. Le geste était symbolique. Une protestation silencieuse. Rosa Park sans la négritude et le racisme. Un reproche sourd, méchant, quasi cruel. Il s'agissait là d'une des seules façons de lui montrer notre haine mais aussi notre peur malgré ses invitations et ses sourires. En était-il malheureux? Je le crois. Mais qu'importait sa peine: nous nous protégions et ne croyions plus à ses promesses de cessez-le-feu depuis longtemps.

Mon père, c'était aussi l'ancêtre préhistorique du concept de la rage au volant, de l'orage au violent et du slogan «La vitesse tue ». Dire qu'il conduisait mal relève de l'euphémisme routier. Chaque trajet effectué avec lui tenait du derby de démolition et du stock car. Les angles morts portaient si bien leur nom qu'il manquait de nous tuer chaque fois qu'il changeait de voie. Je me souviens encore de cette collision à 60 km/heure avec un véhicule complètement immobilisé sur l'autoroute. Il avait réussi - je ne sais comment - à percuter une voiture effectivement impossible à manquer à un kilomètre de distance. Un objet, projeté de l'habitacle arrière de la voiture familiale, avait presque réussi à me décapiter. Dans les faits, je n'arrive pas à compter les accidents dans lesquels il a été impliqué et dans lesquels il nous a impliqués. Chose certaine, chacun de ceux-ci venait résolument appuyer cette phrase terrible qu'il criait lorsqu'il était en colère alors que nous étions tous les sept enfants bien serrés à bord d'un rutillant station wagon de l'année: «Si vous continuez, je vais tous nous tuer en pognant le premier poteau que j'vois.»

La menace, répétée des dizaines de fois mais jamais exécutée, demeurait néanmoins crédible alors que tout aurait dû me faire comprendre le contraire. Cela tenait sans doute du lavage de cerveau ou d'un procédé subliminal relié à ces images de carosseries tordues  qui hantaient mes cauchemars.  Plus simplement, je ne doutais pas, je crois, de la volonté meurtrière de mon père. Il était impressionnant de colère et de folie. Sitôt les funestes paroles prononcées, un silence mortuaire régnait si pesamment dans la voiture qu'il aurait fallu repeindre en noir tellement elle prenait des allures de corbillard. Il roulait à tombeau ouvert et nous demeurions prostrés à nos places, figés, attendant l'impact final qui nous enverrait, un peu comme les membres de l'Ordre du temple solaire, rejoindre la constellation d'Orion. À la différence près que nous n'étions pas les disciples d'un leader charismatique nous promettant une vie meilleure..

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Je comprends de plus en plus ;)

Le professeur masqué a dit…

Je ne crois pas.

Chaton&Maître a dit…

C'est assez dur de se retrouver dans les écrits que vous postez en ce moment...

Courage Professeur Masqué :)

gillac a dit…

Une chose me semble certaine,cet homme était incapable de s'aimer lui-même; imaginez les autres, quels qu'ils soient.

Louise a dit…

Je porte la violence. On me l’a transmise. J’ai un ami qui a décidé de faire des sports qui exorcisent sa violence. La mienne, je la retiens, ce qui fait que je grince des dents, j’ai la mâchoire crispée et je ressens au cou, des tensions douloureuses la plupart du temps. Je dis qu’on me l’a transmise parce que je l’ai subi, physiquement. Alors que nous étions mes parents et moi dans leur voiture (quelle ironie!), j’ai confronté mon père avec sa violence après une discussion. J’ai vu la douleur qu’il a ressentie alors qu’il réalisa à quel point, 30 ans plus tard j’étais encore marquée. Suis-je résiliente? Depuis peu ou peut-être depuis là. J’en sais rien, c’est un long processus comme tu en fais foi. Aucun enfant ne devrait subir cela. Tu le sais mieux que moi ou autant, qui sait. La douleur, ça ne se mesure pas. Quand ça fait mal, ça fait mal, c’est tout. Tu avais tout dit et pourtant j’étais interpellée par ton propos.
Qu’est-ce qu’on fait avec ça maintenant, hein? On enfoui? On oublie? On se dit, voilà, c’est arrivé et maintenant c’est du passé et il y a les gens qu’on a choisis d’avoir autour de soi. Des gens qui ne doivent pas perpétuer ce que l’on connaît trop bien. C’est ça qu’on fait maintenant.
Tu écris bien. Écris l’après, écris l’espoir.

Le professeur masqué a dit…

Chaton: il y a de nécessaires parcours.

Gillac: peut-être.

Loulou: On porte de lourds héritages parfois. Parfois bien lourds et qui conditionnent nos gestes et nos pensées. Des gens qu'on a choisis. Parfois, on ne connait pas les gens tout comme on se connait mal.

Merci pour le compliment sur l'écriture.

Une femme libre a dit…

Un texte lourd. On aimerait vraiment que ce soit de la fiction. Mais c'est léger en même temps car les mots coulent, courent, nous entraînent dans les émotions, les situations, les paradigmes et puis on sait bien qu'ils vont finir par s'en sortir, ces enfants prisonniers de la voiture et de leur vie, d'une façon ou d'une autre. Par l'écriture peut-être, s'ils ont votre talent.

Anonyme a dit…

Cette douleur qui vous appartient a toujours été omniprésente dans vos relations, qu'elles soient amoureuses ou amicales. Très peu de gens ont réussi à vous cerner et ceux qui ont réussi ont été mis de côté quand ils ont demandé de l'aide en espérant que cette demande vous ferait sortir de votre carcan de protection.

Le professeur masqué a dit…

Femme: bon retour ici, je crois. À votre espoir, je ne peux répondre en ce qui concerne les autres passagers de cette voiture. Venant de vous, le compliment à la fin de votre commentaire me touche beaucoup.

Anonyme: ...

Anonyme a dit…

Un jour vous prendrai conscience de votre talent d'écrivain. Vous avez une très belle plume: vous devriez vous en servir.

Peut-être vos frères et soeurs ont-ils le même talent: un collectif familial pourrait faire sortir le méchant de cette vie familiale pourrie.Un test? Ça pourrait donner un fichu beau roman réaliste tout en vous servant de psychothérapie collective.

Le professeur masqué a dit…

Anonyme: ouaip, d'habitude, je chatouille les esprits éducatifs avec elle.