04 octobre 2007

Fille masquée

Un jour ou l'autre, il s'est reproduit. Et cela a donné Fille masquée.

Il m'est parfois difficile de parler de cette paternité à la fois parce qu'à l'origine, elle n'a pas été désirée et parce qu'aujourd'hui encore, elle est souvent source de frustration.

Fille masquée a été conçu le 14 février 1992 vers une heure trente du matin. Ne pensez pas que je suis un maniaque de la précision et que je note chacun de ces moments dans un petit carnet à la couverture salace. Ma fille a été le fruit de la dernière nuit d'amour avec celle qui sera, neuf mois plus tard, sa mère.

La relation avec cette dernière était tout sauf simple et on savait ce soir-là qu'il s'agirait de notre dernière nuit passée ensemble. On avait peur de se laisser, on s'est rassurés comme on a pu, mais il fallait partir chacun de son côté pour notre bien à tous les deux. Peut-être la façon d'apaiser notre douleur était irrationnelle, sauf que l'on n'est pas toujours obligés d'être logiques dans la vie, en autant qu'on l'assume. Et je croyais pas ce soir-là que ce principe serait si difficile à respecter.

Ce n'est que quelques semaines plus tard que j'ai su que je serais père. Ce fut le désarroi et la colère. Je ne me sentais pas prêt à ce bouleversement dans ma vie et encore moins à ce que celle que j'avais quittée pour enfin respirer à nouveau devienne la mère de mon enfant. Je terminais mes stages en enseignement et je croulais déjà sous le stress. Il ne fallut que quelques jours pour que je sombre dans une détresse et une peur insoutenable devant cette situation: l'enfant resterait, mais j'avais le choix de partir.

Chaque jour de mes stages déjà, je côtoyais ces enfants de ces familles déchirées et je pleurais de savoir que je risquais moi aussi de ressembler à leurs parents, de savoir que je serais peut-être le père d'une enfant poquée. J'ai choisi de rester. Par principe.

Fille masquée est née. J'ai manqué l'accouchement qui est survenu alors que j'enseignais les participes passés à un groupe qui n'en avait rien à cirer. Le prénom de l'enfant fut une formalité. Contre toute attente, sa mère et moi, qui étions incapables de nous entendre même à l'effet que nos chicanes étaient des chicanes, avions choisi séparément le même prénom.

Les deux premières années de Fille masquée furent difficiles pour moi. Je ne me sentais pas à l'aise avec elle. Un profond mélange de culpabilité de ne pas l'avoir désirée, mon incompréhension devant un petit être qui pleure et qui sourit à la fois, le fait que sa mère soit sa mère et ne me laisse pas vraiment de place, pensant peut-être que je n'en voulais pas... Rien n'était simple, à nouveau. Et pour moi qui avais voulu changer pour trouver la simplicité, c'était l'enfer sur Terre! Mais je restais, par conviction, par valeur, me disais-je. J'allais la voir une fois par semaine, mais il manquait le coeur, l'attachement.

Parfois, de bonnes décisions sont basées sur de mauvaises raisons. Fille masquée, j'ai commencé à l'aimer le jour ou j'ai eu peur de la perdre, le jour ou un homme est entré dans la vie de sa mère et nécessairement dans sa vie à elle. Les premières années ou j'en ai pris la garde une fois par semaine furent des moments de tension, de manque d'intelligence, de remise en question. Comment réagir devant une enfant qui pleure sa mère tous les soirs qu'elle passe à la maison? Quoi répondre quand elle commence à comprendre la situation entourant sa naissance?

Ce furent aussi des moments de partage et de magie. Il me suffit de penser à ces chansons de Trenet que nous chantions ensemble alors qu'elle avait quatre ans, du câlin du soir qui encore aujourd'hui est indispensable. Il suffit que je l'entende me dire «Je t'aime, papa» alors que je vais la serrer dans mes bras quand elle dort pour comprendre que je n'ai jamais été aussi heureux du choix de sa mère, survenu beaucoup plus tôt que le mien, finalement.

Loin d'être une erreur de parcours, ma fille est la plus belle surprise de ma vie. Et ce qui me surprend encore plus, c'est à quel point on ne peut pas être père à temps partiel. On ne garde pas ses enfants, on ne les a pas une fin de semaine sur deux. Ils sont avec nous nous, en nous.

Au fond, j'ai compris avec le temps que Fille masquée m'a demandé d'être un homme avant d'être un père et ce fut mon accouchement à moi. Difficile, douloureux, encore incomplet quand j'y repense.

Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, quatorze années ont passé. Fille masquée est devenue une belle adolescente en santé. Mes élèves, quand ils la voient, me disent qu'elle est jolie et qu'elle ne me ressemble pas... Je ne relève pas cette boutade parce que mon coeur de père est bien trop fière de leurs propos. Mon coeur est aussi fier de la voir animée de passions, de désirs, de projets.

Une partie de ma capacité d'être père, je la dois à ces élèves que j'ai aidés et qui m'ont appris, bien malgré eux souvent, l'importance de mon rôle, de ma présence, de mon amour. Une partie de ma capacité d'être enseignant, je la dois à ma fille qui m'a montré la patience, l'effort, l'écoute, le don et l'oubli de soi.

Être enseignant et parent est un drôle de statut. Je ne le changerai pour rien au monde. ..
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s'il n'y avait pas la bureaucratie et les pédagogogues.

13 commentaires:

bobbiwatson a dit…

Contrairement à ce que plusieurs peuvent penser, nos enfants, la chair de notre chair, sont des catalyseurs!
Mes enfants m'ont souvent forcée à me prendre en main, à me dépasser. C'est l'apanage des enfants aimés :)
Même si l'arrivée de votre fille dans votre vie a été un "puzzle", elle a réussi à y faire sa place, et ce, de façon concrète.
Profitons de nos enfants aimés pour nous ouvrir vers ceux qui le sont moins ou pas du tout.
Vous semblez être le genre de prof qui compensera l'absence de sa fille en donnant du temps de plus à un(e) élève qui aura un ou des problème (s).
Mais, vous savez, il y a des fois où ça ne vaut pas la peine de s'investir auprès des ados problématiques. Profitez des beaux moments que vous procurent les élèves corrects. Profitez au max de votre fille mais ne la laissez pas mener le bal :( Établissez des balises fermes :) Nos ados actuels en ont besoin.

On devrait avoir un mnauel d'utilisation avec chaque nouvel enfant qui naît :)

unautreprof a dit…

quelle honneteté!

touchant ce matin.

bonne journée

Anonyme a dit…

On ne devient pas parent du jour au lendemain contrairement à ce que certains croient. C'est touchant. Merci pour ce petit bijou ce matin.

Une femme libre a dit…

Un de vos plus beaux billets! Droit au coeur.

Gooba a dit…

Magnifique texte! Tu as du courage pour écrire tout ça... S'avouer à soi-même que notre enfant n'a pas été désirée, c'est déjà difficile, mais d'écrire un texte et de le publier, c'est autre chose.

Peu importe les débuts de votre histoire, je suis convaincue que Fille Masquée a une énorme chance d'avoir un papa comme toi.

Sacha a dit…

Merci de partager avec nous. Je suis très émue de cette lecture.

Sylvie

¤Enidan¤ a dit…

quel beau billet... plein d'honnêteté et de sensibilité... très touchant ! !!

La Souimi a dit…

Merci pour ce billet généreux, Prof Masqué. Il est d'une grande beauté. Il porte tout droit au coeur.

C'est vrai que le statut de prof-parent est bien particulier. Me concernant, je constate, avec le recul, que je suis devenue une bien meilleure enseignante lorsque je suis devenue mère. Et l'inverse est aussi vrai. Combien de fois j'ai demandé l'avis de mes élèves concernant mon rôle de mère. Ils m'ont beaucoup aidée à faire confiance à mes filles. Beaucoup!

Quel billet honnête! Ce qui s'en dégage est bien la profondeur de l'amour, le précieux lien tissé entre elle et toi. La sincérité aussi. Merci encore.
Est-ce que Fille Masquée est la jolie petite blonde bouclée sur la photo?

A.B. a dit…

Bon, ça y est, je pleure ;o( et je souris à la fois :o) Vraiment, très touchant. Fille masquée lit-elle ton blogue? Sa mère?

Anonyme a dit…

N'est-ce pas étrange que ce soit les êtres dont nous sommes responsables qui nous enseignent l'amour, la patience, la générosité et tant d'autres choses!

Je reprends en toute laïcité le proverbe cité par une amie : Quand le disciple est prêt, le maitre apparait.

Le maitre est l'être qui calmement nous renvoie à nous-même en nous réfléchissant notre énergie, notre comportement, en nous retournant en miroir les résultats de nos actions, et, avec tant d'amour, nous pardonnant, oubliant le moins intéressant, nos attitudes problématiques pour valoriser au centuple le moindre geste d'amour.

Et gobant notre nervosité, nos angoisses, ils le réfléchissent aussi. Comment alors ne pas en prendre conscience, quand on aime un peu et l'autre, et soi, ne serait-ce que parce que l'on se sent aimé de l'extérieur...

Ce billet, rempli de tendresse et d'humilité, a dû te faire grand bien, à toi aussi, n'est-ce pas!

Zed :)

bibconfidences a dit…

Je n'ai plus l'énergie d'écrire mais je lis. Contente de vous avoir lu ce soir. Ça me rapproche humainement d'une plume que j'aime beaucoup. Soudainement vous vous incarnez dans cette faille qui révèle un être humain dans toute sa " contradictitude ".
Votre fille en a 14, mon fils cadet aussi. Vos premières années furent difficiles dans votre rencontre vers cet être qui était vous tout en étant étranger, ces dernières années évoquent pour moi la perte de l'enfance et le face à face avec un garçon qui veut être grand. Les enfants nous marquent à jamais et leur empreinte ne cesse de se ramifier.

Le professeur masqué a dit…

Bobbi: il n'existe pas de manuel d'emploi pour les enfants. Dommage!

Un autre prof,anonyme, une femme libre, Gooba, Sacha, Enidan : merci, simplement.


La Souimi: oui, ce statut prof-parent peut s'avérer très enrichissant. Encore faut-il être conscient de ce que demande et procure ces deux rôles. Oui, elle est blonde tout comme son père est châtain.

Safwan: Fille masquée et sa mère connaissent l'existence de ce blogue, mais ne le lisent pas.

Bibco: merci de votre appréciation sur ma plume. Votre commentaire sur les enfants est trés juste.

Marie-Piou a dit…

Tres beau billet.
J'espère que tu as trouvé le moyen de dire tout ça à fille masquée...

P.S. Je ne commente pas souvent, mais je lis presque toujours! ;)