J'ai longuement hésité avant d'écrire sur la série de reportages du Journal de Montréal publiés dans la semaine du 15 février. Tout d'abord, je suis un peu las de frapper sur les mêmes clous. Ensuite, la qualité de celle-ci ne méritait pas qu'on y accorde de l'attention.
Puis, plus le temps passait, plus certaines réflexions me venaient en tête. Impossible de les étouffer. Impossible de ne pas les écrire. Impossible de ne pas les partager avec vous. À la fois comme prof, mais aussi comme ancien journaliste. Car il suffit de quelques moments lucides de réflexion pour constater la fragilité de toutes les affirmations de cette série d'articles.
Un regard biaisé
Le JdeM affirme que cette série d'articles ne visait pas à dévaloriser l'école publique, mais à montrer les «dures réalités» auxquelles font face ceux qui travaillent dans nos école.
Déjà, en partant, la vision du journaliste, Sébastien Ménard, est teintée: il ne veut pas objectivement prendre connaissance de la réalité de nos écoles, mais bien rendre compte des «dures réalités» qu'on y retrouve. Comme paire d'oeillères, on ne fait pas mieux!
Je ne dis pas que ce que M. Ménard raconte est faux. Simplement, l'information qu'il rapporte sera forcément orientée en fonction de ce «pré-jugement».
De plus, et il s'agit d'une évidence, le traitement de l'information qu'on retrouve au JdeM oriente la façon dont la nouvelle sera rendue. Ainsi, les textes de M. Ménard constituent un regard «exclusif», une «série choc»... D'ailleurs, certains titres annoncent tout un programme: «Le calvaire des profs en 2010», «Une génération sacrifiée»...
Enfin, on peut s'interroger sur les intentions de ceux qui ont accueilli M. Ménard dans leur école. Il s'agit d'une hypothèse, mais je crois que leur but était de montrer à la population que la réalité scolaire québécoise est difficile.
Prenons, par exemple, ce directeur d'école que M. Ménard a accompagné pendant cinq jours. Croyez-vous que celui-ci aurait demandé au journaliste d'être à ses côtés une semaine ou il aurait dû être en congrès à l'extérieur ou en réunion de formation? J'en doute. Pour ma part, j'ai la conviction qu'on a surtout alimenté M. Ménard avec tout ce qui pouvait être négatif en éducation. Loin d'être honteusement manipulé, je suis convaincu que ce dernier n'en demandait sûrement pas mieux.
Par ailleurs, je ne suis pas convaincu que ceux qui ont accueilli M. Ménard ont pleinement réalisé le portrait qu'il ferait de l'école québécoise et... de leur école. Parce qu'il n'a pas fallu longtemps pour identifier au moins l'une d'entre elles.
Un regard parcellaire
Dans les faits, la série de textes du JdeM pose un regard parcellaire sur nos écoles et ce, de multiples façons.
Tout d'abord, M. Ménard n'a pris le pouls que de deux écoles durant une semaine pour chacune. Ce n'est pas ce qu'on peut appeler un échantillonnage très représentatif et une durée valable.
De nombreux facteurs autres que scolaires peuvent expliquer les constats qu'il aurait faits, dont le profil socio-économique des écoles concernées et le moment ou il a été présent en classe. Tout enseignant un tant soit peu expérimenté vous dira que certaines périodes de l'année sont plus difficiles à gérer que d'autres. Également, il y a le niveau de discipline existant dans ces écoles. Certaines peuvent être plus déstructurées que d'autres, disons.
Au niveau de la réalité d'un directeur, M. Ménard n'en a côtoyé qu'un seul et pendant une seule semaine. Comme on l'a vu, on peut se demander les intentions de ce dernier. En effet, il est à la mode depuis deux ans que les directions d'école se plaignent des conditions dans lesquelles on leur demande d'oeuvrer et plusieurs de leurs principaux griefs ont d'ailleurs été largement repris par le JdeM. Est-ce l'effet du hasard? J'en doute.
Au niveau de la réalité des enseignants, M. Ménard n'aura été suppléant que pendant onze périodes d'enseignement. C'est peu et surtout cela ne correspond pas vraiment à ce que ceux-ci vivent. En effet, le travail d'un suppléant est souvent beaucoup plus ingrat que celui d'un enseignant au niveau de la discipline. Il ne connait pas les élèves qu'il a sous sa gouverne, n'a pas de véritable relation avec eux. Bref, il n'est pas «le vrai prof». D'ailleurs, il ne faut pas se le cacher: pour les élèves, un suppléant est une occasion de se payer du bon temps. Un jeune résume très bien la chose en disant au représentant du JdeM qui veut le garder après un cours: «Si t'es pas content, tu chialeras à ma prof et elle me chicanera après.»u
Enfin, quelles sont les compétences de l'enseignant Ménard? Est-il un bon prof? Sait-il gérer une classe? Pas un mot là-dessus mais, pourtant, ce sera à partir du regard de ce dernier que nous vivrons certaines des «dures réalités» de l'école québécoise.
Un regard anecdotique
En fait, la série de reportages du JdeM constitue davantage une série d'anecdotes ponctuelles. Ainsi, les encadrés «Vu et entendu...» représentent d'excellents exemples de faits rapportés sans contexte et sans analyse.
M. Ménard aurait pu comparer son expérience récente avec celle qu'il a effectuée six ans plus tôt dans une polyvalente montréalaise. Mais il ne le pouvait tout simplement pas parce que ce qu'il a accumulé comme informations ne peut se prêter à une analyse valable.
En conclusion, les articles du JdeM ne sont pas dépourvus de valeur, mais ils doivent être replacés dans leur contexte pour bien comprendre qu'il serait faux d'en tirer des généralisations ou des conclusions sur l'école québécoise.
Quelques petites perles...
Je ne peux m'empêcher de conclure ce billet sans relever quelques inexactitudes et observations à propos de cette série d'articles.
- textes du lundi 15 février 2010 (ici et ici)
Dans l'encadré «Des moments plaisants», on prend connaissance des seuls bons moments de tous les reportages de M. Ménard et ceux-ci sont vécus par le directeur qu'il accompagne. Ce dernier prend le temps de «soigner une crise existentielle», de «rire avec les enfants» et de «récompenser un élève qui progresse». On dépeint alors un portrait sympathique et positif de ce directeur d'école.
Cependant, il est paradoxal de voir cette série de textes jumelée à une autre ou le même directeur se plaint de manquer de temps pour les «vrais problèmes» à cause de la paperasse, de la discipline à imposer aux enfants et des relations avec certains parents. Quant à moi, il m'amène à m'interroger sur le rôle d'un directeur. Est-ce son rôle de «soigner une crise existentielle»?
Dans l'encadré «Vu et entendu», on rapporte l'anecdote de cette mère monoparentale qui demande au directeur de ne pas permettre à un père de venir chercher ses enfants pour diner, car elle estime qu'il n'en aurait pas le droit légalement. Il acquiesce à sa demande. Une question: a-t-il le droit d'agir de la sorte? Les affirmations de la mère sont-elles valables?
Toujours dans le même encadré, M. Ménard rapporte le cas d'un élève qui fume et boit en quatrième année du primaire. Ce dernier porte d'ailleurs un chandail qui va à l'encontre du code de vie. Mais le directeur ne sévit pas dans ce cas. «S'il enlève ça, il n'a plus rien à se mettre. En 4e année, son père le laissait fumer et boire de la bière. Il a même volé de l'argent dans mon bureau», explique le directeur. Volé dans son bureau? Et n'y a-t-il pas dans cette école des chandails de rechange à prêter à ceux qui ne respectent pas le code de vie comme c'est souvent le cas ailleurs?
Encore dans «Vu et su», on rapporte l'anecdote d'un formulaire mal complété par le directeur. Honnêtement, je ne comprends pas le problème. On lui demande de reprendre une tâche mal effectuée. Cela me semble normal. Pourquoi en faire un tel cas?
Dans le texte principal de cette journée, on explique que les directeurs d'école n'auraient pas le temps de s'occuper des «vrais problèmes» comme le décrochage et la réussite scolaire. À lire ce texte, on comprend surtout qu'il manque une technicienne en éducation spécialisée ou une travailleuse sociale dans cette école pour s'occuper des élèves en crise ou en difficulté. Est-ce le rôle d'une direction de s'occuper au quotidien d'élèves ayant des troubles de comportement? Je ne crois pas. Est-ce le rôle également d'un directeur d'être un «leader pédagogique» dans une école? Je n'en suis pas si sûr. Mais cela est une autre question sur laquelle on pourra revenir un jour.
- textes du mardi 16 février 2010 (ici)
M. Ménard semble un suppléant mou. Ainsi, il permet aux élèves de se regrouper devant la porte de la classe trois minutes avant la fin d'un cours. Tout prof qui a un peu de jugeotte et de poigne interdit ce genre de rassemblement pour éviter des bousculades.
M. Ménard affirme que certains élèves seraient lents à prendre des notes de cours. Va-t-il trop vite? Les élèves niaisent-t-il le suppléant ou sont-ils des chiâleux habituels? Impossible de le savoir. Sur les quinze lignes que M. Ménard consacre à cette anecdote, treize servent à décrire «certains élèves» lents et deux «d'autres» (on ne sait pas combien) qui suivent le rythme. Est-ce de l'information équilibrée?
Le JdeM affime que les élèves «écrivent au son». M. Ménard remarque ce fait alors qu'il remplace un enseignant de troisième secondaire lors d'un cours de projet personnel et d'orientation (PPO). Si ce dernier avait véritablement de l'expérience en éducation, il aurait compris que nos élèves sont schizophrènes: ils font attention à l'orthographe quand on en tient compte. Et dans le cours de PPO, l'orthographe, tout le monde sait que ça ne compte pas vraiment! Je ne dis pas que les jeunes ne font pas d'erreurs, mais il s'agit ici d'un mauvais exemple pour appuyer cette affirmation. D'autre part, mes collègues qui ont lu ce texte ont déjà vu bien pire, en passant.
M. Ménard affirme que les jeunes manquent d'autonomie en prenant l'exemple des élèves d'un cours d'éthique et de culture religieuse qui, à force d'oublier leur cahier, ont amené l'enseignant à ramasser ceux-ci à la fin de chaque cours. Voilà un bon stratagème des élèves qui pousse la prof à faire le boulot à leur place! Qui manque d'autonomie: les élèves ou le prof?
- textes du mercredi 17 février 2010 (ici)
Aujourd'hui, dans l'encadré «Vu et entendu...», M. Ménard rapporte les propos du directeur auprès duquel il oeuvre et qui semble en avoir gros sur le coeur. Tout cela, sans vérifier les faits qu'on lui rapporte de façon anonyme. Ainsi, il y aurait de méchants enseignants qui profiteraient des périodes d'allègement pour se débarrasser du cours d'éthique et culture religieuse, des professeurs qui ne seraient pas de «vrais professionnels» parce qu'ils ne veulent pas voir le fait qu'ils soient tenus «responsables et imputables» de la réussite des jeunes dans leur convention collective, des parents «profiteurs», une ministre de l'Éducation déconnectée de la réalité des classes...
M. Ménard rapporte également le fait que les directions d'école doivent vivre avec des enveloppes budgétaires fermées (i.e. l'argent qu'elles contiennent ne peut être dépensé qu'à des fins spécifiques). Il donne l'exemple d'un programme d'aide aux devoirs qui n'est utilisé que par 1,5% des élèves de l'école ou il est présent. Conséquemment, le directeur «triche» et utilise ces sommes à d'autres fins, ce qui est un comportement discutable venant de quelqu'un qui veut incarner une certaine autorité. De plus, on ne retrouve dans cet article aucune véritable analyse de la part de M. Ménard sur la faible performance du service d'aide aux devoirs. Pourquoi ce dernier ne fonctionne-t-il pas? A-t-il été mal annoncé? Les élèves peuvent-ils demeurer après la classe ou doivent-ils prendre l'autobus scolaire?
- autres textes connexes
La série choc de reportages n'aura duré finalement que trois jours.
Le jeudi 18 février, on aborde plutôt les solutions et les réactions. Je les inclus dans mon analyse parce qu'elles permettent de jeter un autre éclairage sur les reportages du JdeM.
Tout d'abord, une réaction des élèves de l'école secondaire ou M. Ménard a travaillé comme suppléant: «Je ne peux pas nier le problème, il est là. Les profs vivent un certain calvaire. Je l'ai vécu dans certains de mes cours, l'an passé. Mais je trouve qu'il est facile de généraliser. Ce ne sont pas tous les jeunes qui ont cette attitude-là. On n'est pas tous comme ça», explique un porte-parole des élèves. D'ailleurs, le conseil des élèves s'interroge sur la pratique du journaliste qui a choisi de travailler incognito, en changeant son apparence et son identité. Tout cela avec l'assentiment de la direction.
Ensuite, M. Ménard interroge des professeurs universitaires qui nous indiquent qu'un «sérieux coup de barre s'impose». Il est remarquable de voir ce journaliste citer l'avis d'«éminents experts» (les mots sont de lui) qui unanimement reprennent l'essentiel des idées véhiculées dans ses textes.
La Fédération des commissions scolaires a refusé toute entrevue: «On ne veut pas commenter une situation générale que vous n'avez pas décrite», explique une porte-parole de la FCSQ.
La présidente de la Fédération québécoise des directions d'établissement d'enseignement (FQDE), Chantal Longpré, estime que ce portrait est «réaliste» et espère qu'il permettra aux écoles (i.e. aux directions d'école) d'«obtenir une marge de manoeuvre».
Un autre texte du JdeM publié le 21 février vient appuyer la description que M. Ménard a effectuée des écoles québécoises. On y rapporte à nouveau les propos de Mme Longpré et d'une dizaine d'enseignants. Aucun commentaire ne détonne. Tout le monde est unanime.
En fait, un des seuls textes qui commentera négativement ces reportages sera publié sur RueFrontenac.com. Quelle surprise! me direz-vous. Dans cet article, on rapporte les paroles de Jean-Pierre Frelas, président du conseil des commissaires de la Commission scolaire de Rouyn-Noranda: « Les propos et les faits relatés dans ces articles ne reflètent qu’une partie de la réalité vécue par le personnel enseignant des écoles secondaires de la province.» Pour ce dernier, le représentant du JdeM n'a pas passé assez de temps pour en tirer des constats rigoureux.
Finalement, sur la Toile, il y a le Goéland et Mario Asselin qui ont commenté les reportages du JdeM. Si le premier s'étonne du silence sur la blogosphère autour de ces reportages, le second s'interroge longuement sur les motivations qui ont incité le directeur de l'école primaire à accueillir M. Ménard.
6 commentaires:
J'ai hâte au jour ou le journaliste du JdeM fera le même exercice dans une école privée... Ah oui, c'est vrai, pour le JdeM, tout est parfait au privé...
je ne comprend pas que le directeur ai accepté la demande de la mère d'empêcher le père de voir son enfant sur l'heure du diner.
Pour pouvoir interdire l'entrée de quelqu'un à l'école de ma fille j'ai du amener les papiers de cours, une lettre expliquant la situation et donner 3 numéros d'urgence ou ils doivent appeler si cette personne se présente.
À moins que le journaliste ne nous ai pas tout dit???
le prof: inquiète-toi pas: jamais une école privée accepterait ce genre d'enquête sans en contrôler tous les paramètres.
Anonyme: moi non plus. Au quotidien, comme intervenant, on fait du mieux possible. Ce n'est pas la seule erreur de ce directeur. Mais c'est celle qui m'a fait le plus sourciller le plus.
le prof: inquiète-toi pas: jamais une école privée accepterait ce genre d'enquête sans en contrôler tous les paramètres.
Anonyme: moi non plus. Au quotidien, comme intervenant, on fait du mieux possible. Ce n'est pas la seule erreur de ce directeur. Mais c'est celle qui m'a fait le plus sourciller le plus.
J'ai bien aimé ton analyse Professeur, précise et fouillée.
Je ferais une remarque:
- Sur la «dure réalité» peu objective, je dirais évidemment que la série présente «un certain point de vue» de la réalité scolaire tiré d'une plongée incognito dans la réalité scolaire et notamment celle de la suppléance.
Quiconque a pratiqué ces dernières années dans ce contexte n'aura pas à mon sens de mal à adhérer à la vision de «réalité dure» de la suppléance qu'elle soit d'une période, d'une semaine ou de durée indéterminée.
Personnellement, que des enfants se paient la traite à envoyer promener un adulte parce qu'il ne fait que passer, parce qu'il commettrait des maladresses en raison de son manque d'expérience ou parce qu'ils n'ont pas de relation pédagogique avec lui n'est simplement pas admissible. Désolé, vos raisonnements me choquent même si ils sont assez banaux dans le milieu.
Pour moi, c'est une belle façon pour ne pas aborder cette réalité de front. Quand on entre dans une classe comme adulte, il n'est pas à mon sens admissible qu'on doive être l'objet d'irrespect constant. Aujourd'hui, bien que beaucoup d'adultes doivent composer avec cette réalité, on intervient très peu sur cette «dure réalité». Je trouve assez irresponsable de laisser des adultes en principe en responsabilité face à la trentaine d'enfants qu'il surveille, sans assistance, sans au moins une pression forte de l'organisation pour garder ces conduites déviantes dans à un certain niveau de décence.
A mon sens, ce manque de considération d'un problème important est la base de la difficulté de trouver de la relève au sein de la pprofession. Beaucoup viennent voir et tourne rapidement les talons.
Ne serait-ce qu'en montrant et soulignant cette réalité discutable, j'ai trouvé ce reportage pertinent.
On peut évidemment, pris dans nos raisonnements et nos convictions de milieu, que, de l'extérieur, on qualifie cette réalité de «dure».
Jonathan: vous avez raison qu'il n'est pas admissible que des élèves se paient la traite avec un suppléant. Je te dirai que cela dépend beaucoup de la discipline du prof régulier.
Mes élèves sont clairement avertis qu'ils ne doivent jamais niaiser un suppléant quand je suis absent. J'essaie également d'avoir toujours le même suppléant quand mon absence est prévue.
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